Il est temps de poser les bonnes questions

Comment la philosophie du bonheur national brut peut nous aider dans cette tâche

Depuis bientôt deux ans, nous vivons au rythme de la pandémie mondiale et nous préoccupons intensément et imperturbablement de savoir comment nous pourrions prendre le contrôle sur ce virus. Nous mettons en œuvre tous les moyens que la science ou la technologie nous offre et développons en un temps record des stratégies nouvelles pour surmonter le problème. De toute évidence, le dilemme entre notre conscience de supériorité absolue sur la terre et le fait de ne pas maîtriser cette situation nous pose un très grand défi. Fidèles au précepte théologique « Dominium terrae. » (dominer la terre), nous nous obstinons à poursuivre cet objectif au lieu de saisir l’occasion de nous poser les bonnes questions.

Nous ferions mieux de nous demander comment nous en sommes arrivés là. Nous demander quel message nous est ainsi transmis et surtout, quelles leçons nous pouvons en tirer. Nous demander si tout cela n’est pas lié à notre rapport à la nature et à la manière dont nous la traitons. En nous posant ces questions, nous pourrons nous rendre compte qu’il n’y a pas de « moi ici et la nature là-bas », mais que nous sommes partie intégrante de la nature, au même titre que les animaux, les plantes, les insectes ainsi que tous les virus et bactéries qui vivent dans notre corps et autour de nous. Si nous prenons conscience de cela, nous comprendrons aussi que nous devons investir dans la santé de la terre et de tous les êtres vivants, au lieu de tenter uniquement de nous protéger du virus. En effet, tout est lié. La pandémie et la manière dont nous réagissons face à elle reflètent notre dissociation de la nature.

Par la suite, nous aurions intérêt à nous demander pourquoi nous ne parvenons pas à concilier les avis fort divergents en un consensus acceptable. Pourquoi ne sommes-nous pas capables d’écouter nos semblables avec empathie et de les percevoir avec toutes leurs peurs, valeurs, espoirs et biographies ? Nous prendrions peut-être conscience que nous sommes davantage liés qu’il n’y paraît, et qu’il serait possible de nous rassembler de nouveau. En effet, notre pratique de la dissociation se reflète aussi dans nos relations avec autrui.

Et nous devrions nous demander quel est le rapport avec nous-mêmes. Comment et en quoi ai-je contribué à ma situation actuelle ? Quelle leçon puis-je en tirer personnellement ? Comment gérer mon corps et moi-même ? Et quelle influence joue notre peur très répandue de la mort ? Quelle est ma relation à la mort ? Et quel rapport ai-je à la vie ? Notre pratique de la dissociation apparaît aussi par rapport à nous-mêmes.

Tourner le dos au passé pour se renouveler

En Occident surtout, nous poursuivons toujours le but principal de bien vivre et d’être heureux au moyen de la prospérité matérielle. Or, il est prouvé depuis longtemps que la progression de la prospérité matérielle n’entraîne pas une augmentation proportionnelle du bonheur et de la satisfaction des êtres humains. Doutes et mécontentements ne cessent de grandir et, avec eux, la prise de conscience que notre modèle actuel ne marche plus.

La crise actuelle met justement en évidence combien il est risqué de miser son bonheur et son bien-être sur les seules valeurs matérielles que nous pouvons, d’une part, perdre d’un instant à l’autre et qui, d’autre part, sont incapables de remplir durablement notre vide intérieur. Au lieu de quoi, la compassion, la sollicitude, l’attachement à la nature, le bien-être psychique et physique, la communauté, le bénévolat, la famille, l’environnement social, etc., sont autant de facteurs qui prennent de l’importance. Et pourtant, nous nous accrochons désespérément à cet ancien système de produit intérieur brut, bien qu’il ne soit pas en mesure de reconnaître l’importance de ces valeurs fondamentales et des besoins humains, ni d’en donner la mesure.

Il existe un indicateur alternatif abouti et éprouvé permettant de considérer pleinement ce qui est vraiment important dans la vie. Cette alternative nous aide à trouver une nouvelle orientation et à nous transformer de manière à rendre possible une coexistence pacifique de tous les êtres vivants sur une planète saine. Le modèle du bonheur national brut, ou Gross National Happiness en anglais. Cette philosophie, sur laquelle l’État du Bhoutan axe son développement depuis cinquante ans environ, est fondée sur la conviction selon laquelle tous les êtres humains ont pour point commun d’aspirer au bonheur. Le mot bonheur ne s’entend pas en l’occurrence au sens d’udöson sentiment positif de courte durée, que l’on peut avoir lorsqu’on vient de gagner un prix par exemple, mais désigne une satisfaction et un bien-être durables.

Le bonheur national brut place l’être humain au centre du développement et crée les préalables pour que celui-ci puisse réaliser ce qui lui importe le plus : être heureux. Dans ce cadre, le bonheur national brut poursuit un développement qui n’est pas axé exclusivement sur une croissance économique illimitée, à la différence du principe actuel du produit intérieur brut. Au lieu de cela, le bonheur national brut se concentre sur un développement sain et complet de tous les domaines de la vie qui sont décisifs pour le bonheur et le bien-être des êtres humains. Cette approche tient compte des frontières géographiques et sociales ainsi que des ressources limitées de notre planète et les respectent. De plus, le bonheur national brut s’appuie sur la conviction qu’un changement durable implique l’équilibre entre développement intérieur et extérieur. Ou pour formuler l’idée autrement : un changement à l’extérieur n’a de valeur durable que si la conviction intérieure des êtres humains est en harmonie avec leur action extérieure.

Le bonheur national brut se répand aujourd’hui dans le monde entier sans ancrage aux approches religieuses. Des pays comme l’Islande, la Nouvelle-Zélande ou le Pays de Galles ont repris cette approche au niveau politique. En Suisse aussi, on constate certains succès et initiatives au niveau cantonal : il y a eu des offensives sur le plan politique dans les cantons de Thurgovie et de Vaud. Ce dernier est parvenu cette année à imposer la revendication de faire de l’indicateur qu’est le bonheur national brut le nouveau système de navigation du gouvernement du canton de Vaud. C’est un grand succès à valeur d’exemple. Le monde de l’économie se tourne aussi vers cette philosophie : de grandes entreprises en Asie, ainsi que des petites et moyennes entreprises en Europe, parmi lesquelles la société SIG, les Services Industriels du canton de Genève. Et d’autres ne manqueront pas de leur emboîter le pas.

Comment le bonheur national brut peut nous aider en Suisse

La condition première est une sincère disposition intérieure à accepter la nouveauté dans sa manière de ressentir, de penser et d’agir, et d’accepter de retisser des liens étroits avec soi-même, la nature et les autres. C’est ainsi qu’il sera possible de surmonter les dissociations décrites au début de ce texte et leurs répercussions. C’est alors que nous prendrons conscience qu’une vie bonne et heureuse comprend bien plus que la seule prospérité matérielle et qu’il est maintenant temps d’abandonner l’ancien système basé sur le produit intérieur brut. Ainsi, notre société pourra se tourner vers de nouvelles valeurs permettant de créer pour tous de bonnes conditions de bonheur et de bien-être.

La philosophie du bonheur national brut est basée sur quatre piliers : développement socio-économique durablement équitable, bonne gouvernance, protection et renforcement de l’environnement, ainsi que conservation et promotion de valeurs culturelles. Pour l’application concrète, une subdivision plus précise a été opérée en neuf domaines : bien-être psychologique, santé physique et psychique, protection et renforcement de la nature, enseignement de qualité, maintien et promotion de la culture, communauté vivante, niveaux de vie, bonne gouvernance et gestion du temps. Dans un processus commun mené avec la population, le monde politique, le secteur économique et les organisations, il est possible de définir sur la base de ces domaines ce qui est vraiment important pour nous en tant que société et d’en faire des indicateurs mesurables. Les purs processus du haut vers le bas, où un petit groupe décide pour un grand nombre, ne fonctionnent plus. Sur une base communautaire et un pied d’égalité, nous pouvons créer un système de navigation apte à guider tous les groupes d’intérêts dans leur prise de décisions et de mesures. La consultation régulière pour constater l’état et l’évolution des indicateurs permettra de mesurer le développement.

Parallèlement à cela, les compétences en matière de bonheur de chaque membre de la société doivent évoluer en conséquence : une prise de conscience croissante, la connaissance des aspects intérieurs et extérieurs du bonheur ainsi que de nouvelles formes de communication entre les individus favorisent et permettent un travail complet et réel dans le sens du bonheur national brut.

Il est désormais urgent que le travail intérieur dépasse la salle de méditation personnelle. Il faut l’institutionnaliser. Au sein des écoles, dans l’opinion publique, dans les entreprises, en politique et dans les médias. C’est ainsi que nous serons capables de surmonter les défis actuels et futurs, en temps de crise et après ces périodes. Pour une vie sous le signe du bonheur et du bien-être, en harmonie et en paix avec le monde.

Andreas Schärer, en décembre 2021

 

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